Négocier le choc de l’inflation

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Avec un temps de retard, l’inflation touche les ventes de la restauration depuis quelques mois. Une étude de RMS montre que les consommateurs sont en train d’arbitrer leurs dépenses dans le secteur. Sans forcément renoncer à la fréquence de leurs visites, ils s’efforcent de réduire le montant de leurs additions.

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L’activité est simplement confrontée à un trou d’air passager. Crédit : DR.

Le phénomène des terrasses parisiennes qui ne désemplissent pas depuis la fin de la crise sanitaire est parfois trompeur. Durant les trois dernières années, les positions de la restauration traditionnelle ont légèrement reculé dans la capitale. Le développement du télétravail a largement perturbé tous les établissements qui s’appuient sur le dynamisme du service du déjeuner. C’est le cas de Monsieur Moulinot, brasserie située dans un quartier de bureaux à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Olivier Amiot, l’un de ses propriétaires, a dû encaisser une baisse de chiffre d’affaires de 15 à 18% dans cette brasserie qui jouissait jusqu’alors d’une bonne fréquentation. «C’est simple, détaille-t-il, nous sommes passés de 150 couverts en moyenne au déjeuner à 90 couverts. Mais ce n’est pas tout, ma facture d’énergie a été multipliée par trois. Elle atteint aujourd’hui 4.500€/mois.»

Cependant, les professionnels parisiens admettent globalement que le tourisme retrouve son rythme et que les consommateurs continuent à fréquenter assidûment les cafés et les restaurants. Jusqu’à présent, la percée de l’inflation ne semblait pas doucher leur enthousiasme. Pourtant, depuis quelques mois, beaucoup de professionnels notent un ralentissement de l’activité. Stéphane Manigold, président de l’Umih Île-de-France, estime que «ses collègues n’ont pas connu un mois de janvier aussi médiocre depuis bien des années. En 2023 déjà, les procédures collectives des entreprises du secteur ont fait un bond de 42% par rapport à l’année précédente. Certes, depuis la fin de la crise sanitaire, nous avons connu une fréquentation soutenue, mais personnellement, dès le mois d’avril, j’ai mis en garde mes propres équipes pour les préparer à une fin d’année tendue ».

Les Français ont réduit leurs dépenses au restaurant

Une étude récente de RMS (Revenue Management Solutions) vient corroborer ces retours du terrain. Interrogés au début d’octobre, 42% des consommateurs français assurent avoir réduit leurs dépenses en restauration en commandant des plats moins chers. Ainsi, 3% s’orientent vers des restaurants plus économiques. «Le consommateur est revenu à la réalité et voit ses dépenses contraintes progresser, commente Nicolas Bordeaux, directeur de RMS. Il doit procéder à des arbitrages. »

Pascal Mousset, qui dirige le GHR pour la région Île-de-France, apparaît plus nuancé: «Cette étude montre d’abord que les consommateurs sont plus attentifs à leurs dépenses. Mais ils montrent toujours un fort désir de se rendre au restaurant. Cependant, ils arbitrent leur consommation, s’orientent vers des gammes inférieures de restaurants. Ils font l’impasse sur le café, l’apéritif ou le dessert, et la carafe d’eau revient en force.» Pour lui, le début d’hiver morose des CHR parisiens est surtout dû à une conjonction de facteurs particuliers au rang desquels l’interdiction du chauffage des terrasses tient une place importante. «Avec le froid, certains acteurs ont vu s’envoler 40% de leur chiffre d’affaires », déclare-t-il.

Le cabinet a comparé l’évolution des prix alimentaires et celle des tarifs des restaurants, entre janvier 2022 et octobre 2023. On peut constater que les cafés et les restaurants ont mis davantage de temps à répercuter l’inflation. Aujourd’hui, depuis le début de l’année2022, l’inflation dans la restauration atteint 5,3%. Ce qui semble raisonnable, car comme l’explique Pascal Mousset, «les patrons ont été confrontés à des hausses des salaires, des prix alimentaires et enfin à des factures énergétiques qui ont explosé. Ils ont été contraints de répercuter ces charges sur les tarifs». Pourtant, l’enquête de RMS dévoile que 68% des consommateurs ont ressenti une augmentation des prix des restaurants durant l’été dernier. Aussi, après les congés, les clients se sont révélés plus attentifs à leurs dépenses.

Trou d’air passager

Selon Pascal Mousset, le réflexe est corrélé: «Beaucoup de mes adhérents m’expliquent que lorsqu’ils sont contraints d’augmenter leurs prix, le ticket moyen n’augmente pas dans les mêmes proportions. Ils marquent le pas, car les clients diminuent automatiquement leurs dépenses par visite. Nous pensions que ce phénomène concernerait les établissements qui présentent un ticket moyen bas, où les clients sont particulièrement attentifs aux prix. Mais nous nous apercevons que ce phénomène concerne aussi les restaurants qui présentent des tickets moyens de l’ordre de 70 ou 80€.» Cette observation illustre bien la complexité de l’intégration de l’inflation dans la restauration.

Pour autant, le divorce est cependant loin d’être prononcé entre les CHR et les Français. L’activité est simplement confrontée à un trou d’air passager. «L’année 2024 sera compliquée, mais ceux qui parviendront à piloter leur marge continueront à se développer», prédit Nicolas Bordeaux. Olivier Amiot est parfaitement conscient de l’enjeu. Son second restaurant, Le Bois (Paris,16e), affiche de très bons résultats. Ce succès, il l’attribue à son travail de management: «Je suis présent tous les jours dans mes établissements. J’achète directement aux producteurs pour tirer les prix. Si le rapport qualité-prix n’est pas là, le client se détourne très vite. Cette tendance va encore s’accentuer. Je le vois avec mes enfants qui refusent systématiquement de se rendre dans un restaurant dont la note [Google, NDLR] est inférieure à 4,3.»

Dans certaines régions de France, on ne ressent d’ailleurs pas de désaffection. À Rouen, Philippe Coudy, président de l’Umih Normandie assure que ses trois établissements ne sont pas affectés. Dans son département, les restaurants affichent des résultats très corrects. «Je suis confiant pour 2024. Nous avons le festival Normandie impressionniste, un regain important de la clientèle francilienne, belge et d’un public qui recherche de plus en plus la fraîcheur climatique. Le désir de sortir existe. Pour tenir, il faut tirer les prix, être compétitif. Les établissements bien positionnés en termes de rapport qualité-prix tirent leur épingle du jeu.»

Revenir aux fondamentaux

Pour tous les acteurs, il serait contre-productif de jouer la carte de la «réduflation» en réduisant les portions. «Au contraire, met en garde Nicolas Bordeaux. Notre étude montre que les consommateurs réguliers représentent un levier de sortie de crise. Il faut bichonner ses habitués et fidéliser. Cela n’empêche pas de segmenter les prix avec des offres adaptées à plusieurs budgets. Enfin, les prix d’appel constituent toujours une arme efficace. »

Stéphane Manigold n’est pas loin de penser que l’exacerbation de la concurrence est une bonne chose. «L’époque de la cuisine micro-ondes est révolue. Trop de restaurants à Paris servent de la cuisine industrielle sous couvert de fait maison. Au contraire, le consommateur veut des restaurants engagés qui soutiennent l’agriculture. C’est la raison pour laquelle je soutiens le texte qui sera porté au mois de mars à l’Assemblée nationale. S’il est voté, tous ceux qui ne réalisent pas leurs plats sur place devront le mentionner.» Comme beaucoup de ses collègues, le président de l’Umih Île-de-France prône «de revenir aux fondamentaux en cultivant du lien authentique sans superficialité».

Enfin, il appelle au retour à la raison : «Je viens aujourd’hui de refuser d’acheter à un courtier de la truffe à 1.000€/kg. Les consommateurs ne veulent plus de ces niveaux de prix.» Le virage inflationniste s’affirme donc au centre de l’enjeu. Ceux qui sauront le négocier ont de bonnes raisons d’espérer des lendemains meilleurs. En Île-de-France notamment, le retour des beaux jours, puis l’arrivée des Jeux olympiques et paralympiques pourrait accélérer la résonance du son des tiroirs-caisses.

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