France-Japon, un amour mutuel

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L’idylle n’est pas récente entre les cuisines française et japonaise. Elle a commencé au pays du Soleil-Levant dès le milieu du XXe siècle, avec la venue de chefs français. C’est désormais dans l’Hexagone que les Japonais se forment, deviennent chefs, et ouvrent même leurs restaurants. Passionnés de gastronomie française, les Japonais excellent aussi dans la cuisine de bistrot.

France japon
Kei Kobayashi est le premier chef japonais à avoir obtenu trois étoiles au Guide Michelin France, en 2020. Crédit YAM magazine.

Deux grands pays de la gastronomie. Deux patrimoines culturels imposants. Deux identités distinctes, européenne et asiatique, mais un immense respect qui se mue parfois en admiration mutuelle. La France et le Japon sont des nations différentes en plusieurs points. Pourtant, elles se vouent une passion réciproque quant à leur art de vivre. Nous pouvons évoquer leurs appétences communes pour la mode, mais la relation qu’elles entretiennent en matière de cuisine et de gastronomie est certainement plus importante encore.

Elle s’étire depuis près d’un demi-siècle et s’apparente à une véritable idylle. « Cette proximité entre la France et le Japon dans le domaine gastronomique est illustrée par la longue tradition de chefs venus se former dans chacun des pays. La gastronomie française a émergé au Japon à partir des années 1960 sous l’impulsion de Pierre Troisgros, avant de se répandre à partir de 1980 sur fond de bulle économique avec l’ouverture de nombreux restaurants à Tokyo tenus par les fleurons de la gastronomie tels que Passard, Bocuse ou Ducasse, relate une note de l’ambassade de France au Japon. De nombreux chefs japonais sont alors partis se former en France, avant d’initier les voyages de leurs homologues français au Japon à partir de 1970. »

Une terre étoilée

Les échanges et l’apprentissage culinaires entre les chefs français et japonais ne sont donc pas nouveaux. De grands noms de la gastronomie française ont continué à ouvrir une ribambelle de tables au pays du Soleil-Levant. En 1989, Joël Robuchon – alors chef étoilé de l’hôtel Nikko (Paris 15e) – ouvre sa première adresse à Tokyo, le Château Restaurant, où il décroche ses trois premières étoiles en Asie, avant l’ouverture d’un autre restaurant tokyoïte, l’Atelier Joël Robuchon***, en 2003.

À Toya, sur l’île d’Hokkaido, Michel Bras a lui aussi ouvert en 2002 un établissement, désormais fermé. Pierre Gagnaire a également créé un restaurant à Tokyo, en 2005, avant de façonner son éponyme Pierre Gagnaire** au sein de l’hôtel ANA Intercontinental, depuis 2010. Nous pouvons évoquer d’autres chefs tricolores passionnés par le Japon, où ils se sont installés un temps, à l’instar de Thierry Marx, dont le restaurant de la capitale nippone, ouvert en 2016, n’a pas résisté à la crise du coronavirus.

Mais un mouvement inverse s’établit depuis une bonne décennie dans l’Hexagone. Les chefs japonais viennent s’y installer et y sont reconnus pour leur cuisine d’origine ou en offrant une cuisine française, souvent très respectueuse de nos traditions. En 2013, le Guide Michelin France recensait 17 restaurants étoilés avec un Japonais aux fourneaux. Moins de dix ans plus tard, en 2022, le Guide rouge comptabilisait 38 chefs japonais dans un restaurant français titulaire d’une étoile au minimum. Et consécration en 2020, Kei Kobayashi est devenu le premier chef japonais triplement étoilé en France.

De la mode à la gastronomie

Arborant des cheveux décolorés, chaussant régulièrement des baskets et égérie d’un célèbre horloger suisse (Audemars Piguet), Kei Kobayashi est un passionné de mode. C’est d’ailleurs cette sensibilité au style qui l’a mené à la gastronomie. Et plus particulièrement celui d’un chef français, incarnant le courant de la nouvelle cuisine : Alain Chapel.

« En voyant ce grand chef à la télévision, j’ai été séduit par son allure. Sa veste blanche, son pantalon noir, son tablier : j’ai trouvé son look élégant », confiait l’an dernier le chef originaire de Nagano, dans le magazine Yam (propriété d’Au Cœur des villes, éditeur de L’Auvergnat de Paris). Arrivé en France à la toute fin des années 1990, Kei Kobayashi a travaillé dans plusieurs régions – en Provence, en Alsace, en Bretagne – et dans des établissements étoilés comme L’Auberge du Vieux Puits*** de Gilles Goujon, à Fontjoncouse (Aude), ou au Plaza Athénée (Paris 8e) aux côtés d’Alain Ducasse et de Jean-François Piège.

Si le chef nippon compare son restaurant Kei* (Paris 1er) à de « la haute couture », il ambitionne de s’orienter vers le « prêt-à-porter » également. « J’ai maintenant envie de rendre à la France ce qu’elle m’a donné en transmettant la beauté de la gastronomie française à travers le monde et notamment au Japon […]. J’ai ainsi prévu d’ouvrir en 2024 un restaurant au sein du Ritz-Carlton de Tokyo, pour rendre hommage à la grande cuisine traditionnelle française. »

Gastronomie et cuisine bistrotière

Cette cuisine traditionnelle française, les Japonais en sont aujourd’hui des experts. Qu’elle soit gastronomique ou bistrotière, les cuisiniers nippons y apportent leur technique et leur rigueur. « Une génération de chefs japonais a baigné dans cette image de la gastronomie et du savoir-faire français », estime Pierre-Yves Chupin, président des Éditions Lebey. « Il y a deux civilisations qui se confrontent, qui s’admirent et qui ont envie de partager, ce qui provoque un effet miroir […]. Il y a la tradition et la cuisson du produit qui sont essentielles dans ces deux patrimoines. » Les chefs japonais ont une capacité « à s’immiscer dans une culture qui n’est pas la leur », ajoute le président des Éditions Lebey, dont le Guide 2024 a décerné le titre de Meilleur bistrot parisien de l’année à Janine (Paris 17e).

iBistrot Janine Paris 17e
L’équipe du bistrot Janine (Paris 17e), avec le propriétaire Thibault Sizun (au centre) et le chef Hitoshi Minatani (assis). Crédit Studio Luminescence.

Un établissement qui accueille justement un chef japonais, en la personne de Hitoshi Minatani. Ancien élève d’Éric Trochon (MOF) au Semilla (Paris 6e), ce dernier « maîtrise les associations de saveurs, lapin et estragon, artichauts et vin jaune, ou pomme et anis dans une version irrésistible de la classique tarte aux pommes », note le guide spécialiste des restaurants et bistrots franciliens.

Un attrait pour la cuisine à l’ancienne

Selon Thibault Sizun, patron du réjouissant bistrot Janine, les Japonais « sont très techniques et très froids » dans l’exécution des plats traditionnels français : « Ils veulent apprendre la base de la cuisine. Ils sont attachés au pâté en croûte, aux sauces et veulent apprendre à faire ce qu’il y a écrit dans l’Escoffier. » Les chefs japonais ont effectivement un attrait et un grand respect pour les recettes à l’ancienne de notre cuisine. « Dans la cuisine de bistrot, il y a aussi quelque chose de très technique, estime Thibault Sizun. Il faut du temps pour réaliser une blanquette ou un bourguignon. Notre génération a pris des raccourcis : on se donne peut-être moins le temps de faire les choses. Mon chef prépare sa blanquette de veau deux jours avant de la mettre à la carte. »

Hitoshi Minatani était attiré par cette cuisine canaille et gourmande proposée chez Janine, lorsqu’il a rejoint l’an dernier ce bistrot typiquement français, où les classiques du genre sont confectionnés avec une précision toute japonaise. « Je pense que les Japonais aiment les choses qui viennent de l’étranger, ajoute Nobuyuki Akishige, chef-propriétaire du restaurant Automne*. Et ceux qui veulent faire de la cuisine française, comme moi, ont envie de trouver le plus de profondeur possible. C’est le caractère des Japonais. »

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